Derrière des personnages loufoques et attachants se cachent cinq comédiens-chanteurs parfaitement au diapason. Ils sont capables d’amuser la galerie par leur accoutrement, leur air bête et leurs mimiques redoutables, tout en assurant leur rôle grâce à une maîtrise vocale impressionnante. De Mozart à Schubert en passant par les comédies musicales de Broadway, ils revisitent les classiques avec une déconcertante facilité et beaucoup d’imagination. Les références musicales et cinématographiques, associées aux trouvailles de mise en scène de Michèle Gary, donnent au spectacle une saveur originale. Julie Taillefer, Dédeine Volk-Leonovitch et Laurent Calléja sont rejoints dans cette nouvelle aventure du collectif toulousain par deux anciens des Francs-Glaçons, Jean-Christophe Goedgebuer et Richard Galbe-Delord. L’air de rien, toujours en attendant Huguette..., ils entraînent le spectateur dans un univers déconcertant, drôle et sensible qui nuance la palette du burlesque musical sur toute la gamme des sentiments, de façon inventive et virtuose. Bravo.
Puristes musicaux acharnés, thuriféraires du respect engoncé, simples amateurs d’interprétations fidèles et classiques, aux abris ! l’Armée du Chahut est de retour, sur la scène du théâtre du Pont Neuf pour l’instant et partout ailleurs bientôt, avec un nouvel opus chanté et élucubratoire, "C’est pas si grave". C’est même franchement réjouissant, tant la Bande des Cinq – ou des Huit, c’est selon mais pas cette fois – met d’humour à l’ouvrage. (Et qu’importe si je ne suis toujours pas fichu de dire qui est Ovide et qui est Narcisse, Ulysse ou Amédée ; laquelle Marie-Jo et laquelle Garance, quelle autre Marthe ou Prudence. Ils sont de retour et c’est tout ce qui compte.)
Ils n’étaient pas partis, en fait. Leur quête incessante de la célébrité – ou au moins, pour commencer, de quelque scène obligeante pour les accueillir – ne les a pas encore menés bien loin. D’autant qu’Huguette, leur chef, n’est toujours pas là (elle n’y était déjà pas lors des précédents opus), égarée dans quelque ailleurs indéterminé, mais heureusement relié à notre monde par le téléphone. Rose, le téléphone. Et remplacée (Huguette), par un pianiste... galopant. Alors les voici mussés dans un étroit local encombré d’un piano, de caisses de voyage privées d’utilité hors celle d’estrade, d’un portemanteau et de chaises pliantes. Ils répètent, tant bien que mal, sous le regard vide de trois cadres sans portrait plaqués sur une tapisserie dépourvue d’attraits.
Leurs costumes ? inchangés : gapette et bretelles, chandail et quatre-pinces, jupe longue et chemisier strict, tous rescapés des années quarante, cinquante au mieux. Leurs mines ? aussi hébétées, extatiques et lunaires au printemps qu’en hiver.
Leur répertoire ? fantasque, comme d’habitude : Mozart, en cherchant bien mais pas trop loin ; Schubert, ses Lieder et sa truite ; Liszt. Les Beach Boys et… euh, Richard Anthony, pour "Nouvelle vague" ? Harol Arlen, ou alors Judy Garland, et sa bal(l)ade par-dessus l’arc-en-ciel dans "Le magicien d’Oz" (1939, me dit mon encyclopédie ; voilà qui ne nous rajeunit pas). "The girl from Ipanema" (cinquante-quatre versions, de la bossa à la bossue), "Birdland", percussions sur caisse de piano et tout un tas de trucs pas vraiment identifiables par le profane qui, de toute façon, s’en fiche du moment qu’il se régale.
Car avec ça ils chantent l’amour et le pot-au-feu, s’extasient sur la beauté intérieure du pied, ioulent, se chicorent, se plaisent, vocalisent, mangent, dansent, piaulent et font le ménage. La vie, quoi. Pas besoin de connaître son solfège sur le bout de la tierce, picarde ou non, pour y goûter….
…Le meilleur est toujours là, ce mélange de chansons, de musiques revues et outrancièrement corrigées, le plus souvent données a capella, et de théâtre, la qualité du chant et l’humour permanent d’une bande de faux ahuris au talent ahurissant. A quoi il faut ajouter l’arrivée en fanfare du style musical (prononcez à l’américaine et pensez aux comédies du même nom, version Broadway), une mise en scène plus travaillée encore qu’à l’accoutumée, une foule d’idées et d’accessoires délicieux – canne à pêche à musique, lampadaire-tourniquet, petits cœurs baladeurs, doigt-ampoule et cravates autonomes – et une façon inimitable de faire du sérieux sans se prendre au sérieux.
Qui s’étonnera avec ça que la salle ait été comble dès la première ? Qu’il fallut même prévoir une liste d’attente ? Que l’assistance ait ri à franche lippée, applaudi à s’en fouler les phalanges, multiplié les rappels ?
Décidément, ce fut un beau Chahut…
Jacques-Olivier Badia, Le clou dans la planche